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Interview

Par le corps et le langage, Jean-Baptiste André et Eddy Pallaro questionnent l’identité, le faux semblant

Jean-Baptiste André de l’Association W et Eddy Pallaro sont en résidence à l’université Rennes 2 du 18 au 22 novembre 2019. Le premier est circassien, le second auteur.

JB André

Sur l’invitation du festival Concordan(s)e, Jean-Baptiste André de l’Association W et Eddy Pallaro se retrouvent pour une nouvelle proposition artistique tout-terrain : L’Orée, un paysage de corps et de mots.
Pour nous faire patienter avant la représentation de leur création originale en avril 2020 à la Bibliothèque universitaire, Jean-Baptiste André répond à nos questions.

Après Millefeuille (2014), une « vraie-fausse » conférence créée en complicité avec l’auteur Eddy Pallaro destinée aux lycéens et jouée dans les salles de classe, votre duo se reforme cette année pour une nouvelle proposition artistique originale : L’Orée. Dans ce spectacle en cours de création, vous « glisse[z] dans la fiction par le pouvoir dans la langue et du corps » et interrogez l’identité, l’altérité, la liberté de devenir un autre… Comment avez-vous décidé de ce thème de travail ? 

Jean-Baptiste André Je dirais que cela tient dans l’échange et le travail déjà entamé avec Eddy. Se retrouver sur une nouvelle forme ensemble est l’occasion de prolonger la collaboration, les affinités de recherche ; mais aussi de prendre de nouveaux risques, d’oser certaines choses, de redistribuer les cartes en quelque sorte. D’emblée, la donne change pour cette nouvelle proposition : nous serons tous les deux sur scène à jouer, à parler, à tenter l’impossible. Cela tient donc d’une continuité, d’un renforcement dans notre lien au travail, et je dirais aussi que cela crée un précédent car nous n’avons jamais été dans cette configuration-là, dans un duo au plateau dans l’interprétation et la co-écriture. En cela, tout est neuf et à inventer. J’ai l’impression d’avancer sur un fil, mais avec un filet bien solide, car dans une grande confiance.
Le thème n’est pas si éloigné de ce qui se trame dans Millefeuille. La question de l’identité, du faux-semblant, de ce qu’on laisse voir et croire. Tout cela est un peu sous-jacent. Ici, nous prenons cette direction volontairement et comme un des fondamentaux de la recherche, parce que nous nous sommes aperçus que ce thème, ou plutôt cet enjeu, nous intéressait beaucoup tous les deux. Ce thème de travail est la résultante de nos sensibilités et souhaits de recherche, je dirais donc qu’il s’est presque « décidé de lui-même » ; pour le jeu que cela procure, ce léger décalage qui s’immisce, et dans le même temps pour le potentiel fictionnel en terme d’écriture et de composition. 

En novembre 2019, vous entrez en résidence au plateau Bourdon pour une nouvelle étape de création. Pouvez-vous nous parler de ces temps de travail aux côtés de Eddy Pallaro ? L’écriture du texte se fait-elle en amont ou lors de ces temps partagés ? 

J. A. Dans le processus partagé avec Eddy, et dans le cas précis de L’Orée, nous avons d’abord évoqué des pistes, des envies, comme des idéaux. Nous partons aussi des contraintes posées par le festival Concordan(s)e, qui nous a fait cette commande de création (rencontre entre un chorégraphe et un écrivain, pour créer une forme en duo d’une durée de trente minutes, dans un espace scénique de 6X6 mètres, ayant la vocation de jouer dans des médiathèques, ou des espaces un peu différents que le seul plateau de théâtre). Nous avons posé un principe de départ dans le travail et nous nous sommes lancés en improvisation.
Petit à petit, couche après couche, aplat après aplat, à la faveur des essais et surtout la surprise des improvisations, des éléments de corps, de langage, de relation, d’imaginaire … sont apparus. C’est ce qui fait aujourd’hui notre paysage, et qui nous met en route à chaque fois, comme une contrée lointaine, un pays rêvé, un eldorado. C’est un peu cela aussi L’Orée, une terre promise vers laquelle on se met en chemin. Dans ces improvisations, qui au fur et à mesure finissent par trouver une structure, le texte, les idées, les mots sortent assez spontanément. Vient ensuite le travail de notes : nous notons ce qui nous a plu, ce que nous trouvons intéressant, ce qui ouvre et construit la narration. Eddy retranscrit et reporte les paroles délivrées pour les remettre en forme. On pourrait dire que c’est de l’écriture spontanée puis réagencée. C’est comme si on passait tout cela au tamis pour n’en retenir que le plus fin, le plus ténu, le plus signifiant.
Nous sommes encore dans une phase d’accumulation de situations de jeu, de mouvement et de texte (une semaine de résidence en septembre à Nantes, octobre et novembre à Tremblay-en-France). Un temps dédié à l’écriture à la table est prévu en décembre pour Eddy, au cours duquel il pourra tout mettre en forme et fixer un peu plus la structure du texte, les parties sur lesquelles viendront s’arrimer la partie physique. Ce qui nous donnera la possibilité en février (une semaine de résidence à Cesson-Sévigné) de ‘mettre en scène’ la pièce, de manière plus précise. 

L’Orée est une « proposition artistique tout terrain » qui peut être présentée dans une médiathèque, un plateau de théâtre, une galerie ou un musée… Est-ce une façon de se rapprocher du spectateur, de le mettre en mouvement ? 

J. A. J’ai envie de dire en souriant qu’elle est carrossable à plusieurs espaces de jeu, qu’elle peut s’adapter à plusieurs lieux et configuration du fait aussi de sa légèreté technique (peu ou pas de dispositif lumière et son). Nous sommes pour le moment partis sur un certaine nudité pour le spectacle, en défendant cette âpreté dans la situation : un espace délimité aux dimensions requises, deux individus, dans une proposition qui se montre sans filtre. Une situation somme toute assez rudimentaire et minimaliste. De ce point de départ nait évidemment une proximité avec le spectateur : nous jouerons sous ses yeux, sans distance, sans substitut qui viendrait « mettre les formes ».
Dans la proximité j’entends aussi la distance spatiale entre le carré scénique et l’espace dédié au spectateur. Nous imaginons pouvoir lui proposer de s’installer tout autour. Peut-être cela pourrait-il se rapprocher d’une dimension performative : quelque chose se joue là, ici et maintenant, dans un rapport au présent, qui invite le spectateur à rester aussi sur le fil, car il assiste, lui aussi, à l’avènement d’une action – en même temps que les acteurs – et pourquoi pas d’une fiction. C’est ce que nous cherchons, c’est la terre neuve à conquérir pour nous : cette orée entre le réel et une certaine histoire que les spectateurs pourront y voir.
Les différents projets que j’ai pu réaliser récemment m’ont montré l’importance et cette envie d’une certaine distance à abolir. Comment, tout d’abord, cela place aux aguets, en grand péril : être tout proche des gens, être autant impressionné par cette courte distance que chaque personne assise au premier rang. Puis, dans un second temps, se rendre compte que cette proximité offre beaucoup de ressources, de sens. Elle engage aussi la nécessité d’une précision millimétrée, une impérieuse sobriété aussi. C’est s’exposer au spectateur sans tambour ni trompette je dirais, et le mettre en mouvement oui peut-être, parce qu’il pourrait, pour une part, accéder aux personnes face à lui, les observer minutieusement, s’identifier à elles, éprouver de l’empathie, ressentir les effets d’un mouvement ou d’une physicalité ; voire se projeter complétement dans les sensations et les images évoquées sur scène, et se mettre littéralement à la place de. C’est peut-être cela qui met en mouvement. 

La pratique des arts du cirque et l’écriture ont un rapport au corps presque opposé… En quoi cela joue-t-il ? 

J. A. En façade, cela peut paraître opposé, parce que le corps n’est pas mis en jeu de la même façon, que ça ne part pas des mêmes muscles ni des mêmes stimuli. En réalité, je pense que cela part du même endroit : de la pensée. La pensée d’un mot et la pensée d’un mouvement ne se traduisent pas de la même manière certes, mais ils partent de la même tête ou vue de l’esprit. Il s’agit là du point de départ. Pour ce qui est de la pratique, oui, il peut y avoir en effet un certain grand écart ! C’est ce dont nous voulons aussi nous amuser avec Eddy dans cette proposition et le postulat de Concordan(s)e : comment se rencontrent un chorégraphe et un écrivain. Comment se mettent-ils en mouvement ensemble. Comment se mettent-ils à écrire ensemble. Comment celui qui bouge tout le temps et celui qui écrit tout le temps arrivent-ils s’entendre tout simplement, à aller sur le terrain de l’autre. Ou pas. Ou en changeant les rôles. Ou en caricaturant à l’extrême et grossissant encore plus le trait. Nous avons envie de nous jouer de cela, pour finalement ne plus se soucier de ce rapport, que cela ne devienne pas la problématique ni le sujet de la pièce (savoir qui parle et qui bouge, qui est l’écrivain du chorégraphe, ou une sorte de mise en abîme de ce que c’est de parler et bouger), mais un point d’appui. Peut-être un pied de nez. Cette différence dans les pratiques pose aussi le rapport de respect des deux disciplines, et l’une par rapport à l’autre ; ce qui glisserait aussi, souhaitons-le, vers une interdépendance, une réciprocité, un écho. De là à ce qu’Eddy monte un équilibre, ou que j’écrive un texte … Mais l’important reste dans la tentative, n’est-ce pas ? 

Vous décrivez ainsi votre démarche artistique : « J’essaye d’approcher chaque projet comme un nouvel espace de tentatives, d’expérimentations. Ce qui est souvent le point de départ -l’importance de la collaboration avec d’autres- devient très vite le moteur dans la construction, si bien qu’il ne s’agit plus de jouer les projets, mais de se faire l’interprète de l’essence de ces rencontres. » Comment la rencontre entre deux arts vous déplace-t-elle ? 

J. A. Elle me déplace vers de nouvelles prises de risque, de nouvelles mises en doute, de nouvelles mises à nu. De plus en plus, je crois à ces rencontres, à ces collaborations qui vous invitent à mobiliser ce que vous savez faire, vos acquis, vos capacités, l’appétit que vous avez de l’échange comme une manière de trouver sa place. Cela vous montre que vous ne savez rien finalement, et que tout est à construire. On ne peut s’appuyer que sur les expériences qu’on a eues précédemment. On avance avec ces expériences passées, qui ne présagent pas du tout ce que la suite vous réserve, ni de comment on pourra s’adapter à nouveau dans ce qui viendra. Mais tout à coup, il y a une vacance, un vide, et c’est la rencontre avec l’autre qui vous amène les idées, qui les fait advenir, qui comble une potentialité. On se gorge de cela. Et c’est ce qui vous redonne une raison de bouger et de faire. Non pas faire ce dont on est capable, mais expérimenter ce que vous n’avez jamais fait, du moins essayer de.
La rencontre entre la danse et l’écriture, et plus globalement la littérature, me met dans un entre-deux, un ‘un-peu-plus-loin’ de ma pratique de danseur et d’acrobate, elle me déplace vers un terrain que je ne connais pas. Et, simultanément, un ‘un-peu-plus-près’ de ma discipline sur laquelle je peux rebondir pour apporter une matière qui vient attiser les braises de l’autre, et apporter du sens de l’intérieur. Cela me pousse à prendre la parole sur scène - ce qui n’est pas spontané et évident pour moi -, à considérer les mots au même niveau qu’un mouvement de bras, qu’un glissé au sol, ou d’un saut de main. Je trouve que ce déplacement est nécessaire, vous rafraîchit et vous éclaire.

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