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Interview

Solène Retourné, la sincérité dans l'image

Cette étudiante en master 2 Études ibériques et latino-américaines (ETILA) expose tout le mois de mars 2019 à la Mezzanine. Elle présente des portraits éclectiques de femmes noires colombiennes, rencontrées lors d'un voyage.

Solène Retourné 2019

Comment avez-vous commencé à pratiquer la photographie ?

Solène Retourné J’ai commencé à « bricoler » avec des appareils photos jetables il y a quatre ans. Pour marquer les souvenirs, mémoriser les paysages, graver les sourires des amis. J’ai toujours été intéressée par l’art de façon générale, et par toutes les formes d’expression artistique que j’ai pu découvrir jusque-là. J’ai toujours adoré les expositions de photographie, l’exercice de contemplation d’un cliché m’a toujours plu, mais je n’ai jamais approché cette pratique artistique de façon professionnelle, et je ne me considère pas comme quelqu’un d’expérimenté en la matière. D’ailleurs, ma pratique de la photographie au jetable n’a rien d’exceptionnel, car je crois que nous sommes nombreux, au sein de ma génération, à nous lasser un peu de la facilité du numérique. Cela nous amène, par curiosité, à essayer de retrouver un rapport plus originel à la photographie, peut-être plus sincère, à travers le jetable ou l’argentique.


Votre approche est bien sûr esthétique, mais semble également militante. Comment ces deux facettes de votre travail se répondent-elles ?

S. R. Disons que ces photographies sont brutes. Je sais que certaines auraient besoin d’être recadrées, je ne suis pas entièrement satisfaite de l’exposition de certaines non plus, et j’aurais pu effectuer ce genre de retouches grâce à la numérisation. Mais je ne l’ai pas fait car j’ai justifié l’utilisation du jetable en pensant que dans des situations précises, cet appareil (par son aspect de jouet en plastique, son bas prix) me permettrait de ne pas accentuer le déphasage socioéconomique et culturel existant entre les conditions des femmes que j’interviewais et la mienne. J’ai donc voulu préserver ce rapport sincère à l’image et au moment. C’est là où peut-être les dimensions esthétique et militante de ce projet concordent, bien que je considère ce photoreportage avant tout social et politique plutôt que proprement artistique. L’idée était de partager, d’échanger avec des femmes noires colombiennes sans aucun critère d’âge ou de profession, et de présenter une série de portraits éclectiques, pris de façon naturelle et instantanée, dans le but de rendre visible leur présence au sein de la société colombienne (la Colombie compte plus de 20% de population noire). Le but est aussi de conduire le public à penser la place et l’importance des femmes noires au sein de la société française. Car bien que les histoires de nos pays soient différentes, en France aussi le racisme et le sexisme sont structurels. Et bien qu’ils s’expriment avec moins de violence qu’en Amérique Latine, l’omerta existe, les tabous existent, et nous avons beaucoup de choses à déconstruire, héritées de notre histoire coloniale et de notre culture patriarcale dont on ne parle que trop peu.


Les photos exposées à la Mezzanine proviennent d’un voyage en Amérique du Sud dont vous revenez. Pouvez-vous nous parler de cette expérience ?

S. R. Je suis partie en Colombie un mois et demi. Après être restée trois semaines à Bogota, je me suis rendue dans le Pacifique colombien. D’abord à Quibdo, la capitale du département du Choco, une des zones les plus pluvieuses et les plus humides au monde, recouverte de forêt tropicale et connue pour son incroyable biodiversité. Cali, ma seconde destination, est la capitale administrative du Valle del Cauca, plus au sud de la région, et est présentée comme la capitale mondiale de la salsa. Buenaventura, sur le littoral, est l’un des berceaux culturels du Pacifique, comme Quibdo. C’est aussi le port maritime le plus important du pays, celui qui crée le plus de richesse en Colombie sans aucunement bénéficier à sa population, qui souffre de la violence et de la faim.

Le fait de placer la culture de la région Pacifique au centre de ce reportage est apparu comme une évidence lorsque je suis arrivée à Bogota : l’importance que ces femmes accordent à leur terre natale et ancestrale, la façon dont leurs liens avec le Pacifique orientent leurs parcours de vie et constituent une fierté pour elles, un marqueur identitaire très fort, j’ai voulu comprendre cela et en faire une des lignes directrices de mon projet. Comment malgré les discriminations, le machisme qui imprègne une société néo-coloniale (et non post-coloniale) comme la société colombienne, les valeurs morales et culturelles dont sont porteuses les femmes afro-descendantes représentent pour elles une force, quelque chose à défendre et à préserver.

De plus, cette région souffre historiquement des politiques d’État centralistes, discriminantes et racistes menées depuis l’Indépendance : la marginalisation dont elle est victime l’a menée à devenir le point névralgique du conflit armé, mais aussi la source de convoitises de très nombreuses multinationales, attirées par ses grandes ressources naturelles et minières. De nombreux facteurs conduisent cette région à être méconnue ou seulement vue par le prisme de la pauvreté et de la violence. À travers les expériences et les témoignages de ces femmes afro-descendantes, j’aimerais contribuer à donner une vision réaliste de cette région et raconter sa richesse culturelle, son histoire complexe et douloureuse, et les luttes quotidiennes des communautés noires qui la peuplent.

Plus d'informations sur l'exposition Afro-colombiennes. Du Pacifique à Bogota : Femmes en lutte

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