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Interview

Thomas Baudre : C'est un regard de l'intérieur, une plongée dans l'« infra-ordinaire »

Le 5 novembre sera projeté sur L’aire d’u Depuis les champs, le premier documentaire de Thomas Baudre. Ce film vous est proposé dans le cadre du Mois du film documentaire (https://moisdudoc.com/)

Thomas Baudre
Légende

crédit photo : © Camille Pradon

Originaire de la Mayenne, le réalisateur décide d’aller à la rencontre des agriculteurs de son département. Son but ? Remettre en question les images stéréotypées qui représentent trop souvent le monde agricole et les agriculteurs. Thomas Baudre confie alors des appareils photos jetables à six familles de différentes communes afin que chacune d’elle photographie son quotidien pendant un an. Une fois les photographies développées, le réalisateur retourne dans chaque ferme pour filmer la parole de ces hommes et de ces femmes qui commentent leurs propres images projetées. Depuis les champs interroge subtilement nos a priori sur le monde agricole. C'est un voyage entre prises de vues réelles, photographies argentiques, rotoscopies et croquis, à travers la campagne mayennaise, auprès de ceux qui la travaillent et la vivent chaque jour. 

Pouvez-vous nous parler de votre lien personnel avec le monde agricole ? Y a-t-il un avant/après Depuis les champs ?

Thomas Baudre. J'ai vécu en Mayenne, à Montigné-le-Brillant plus précisément, jusqu'à mes 18 ans. C'est un petit village entouré de fermes.
Sur le papier, tout indiquait que ce monde agricole, j'avais eu le temps de le côtoyer, de l'appréhender, de le comprendre.

C'est du moins ce que pensaient mes ami·e·s parisien·ne·s, auprès de qui j'ai vécu mes cinq années d'études en école d'art dans le 15ème arrondissement : « Tu viens de la Mayenne toi Thomas, tu dois savoir ce que c'est que l'agriculture ». J'avais le regret, à chaque fois, d'avouer que je ne connaissais pas grand-chose du monde agricole. J'entends par là que, finalement, ce que je savais de ce monde je le devais plus aux images véhiculées par les médias que par mes propres expériences sensibles. J'étais seulement « informé » des « actualités » de ce monde, avec les décalages et les déformations que suscitent les modes de représentation médiatiques.

Oui il y a bien un « avant » et un « après » Depuis les champs.

J'avais la tête pleine de préjugés et d'amalgames. Pour moi les agriculteur.rice·s étaient là pour nous nourrir, et c'est tout.

J'ai compris qu'iels étaient aussi garant·e·s d'un certain lien avec la « nature ».

On les associe souvent à des pollueur·se·s, qui défigurent la terre et empoisonnent les rivières. Et en effet c'est vrai pour l'agriculture productiviste, qui a fait, et continue de faire des ravages, mais il faut nuancer : beaucoup d'agriculteur·rice·s entretiennent le paysage, tentent de « préserver » le bocage. On voit par exemple Gilbert, dans le documentaire, qui plante des petits chênes depuis plus de cinquante ans.

Ce qui m'a d'autant plus marqué, c'est que ces gens, comme Gilbert, ne s'en vantent pas. J'ai l'impression qu'il y a une humilité inhérente à ce monde. Cette discrétion contraste bien avec la « glorification » et le culte de la personnalité liés aux luttes écologistes, je pense à ces « stars de l'écologie » qui redorent leur blason. Beaucoup d'agriculteur·rice·s sont des héro·ïne·s. discret.e.s. Iels ne se considèrent même pas comme tel, et n'entendent pas « incarner une lutte », tout simplement parce que ça leur paraît normal de préserver la terre, et le bocage.

Quant au rapport à l'animal, là encore beaucoup de mes préjugés ont été balayés. Pour moi, une exploitation avec un nombre de bêtes important ou une ferme équipée de robots allaient de pair avec une « déconnexion » de l'animal. La réalisation de ce documentaire m'a amené à nuancer ces propos.

Par exemple, on y voit une exploitation équipée d'un robot de traite. Contre toute attente, toutes les vaches (et elles sont nombreuses) ont un nom. Michelle, Denis et leurs enfants sont capables de les reconnaître à une tache ou à une mamelle. On sent qu'ils sont très 

attachés à leurs bêtes, et c'est un vrai déchirement lorsque l'une d'entre elles doit partir à l'abattoir.

Quels impacts sur les agriculteurs·rices elleux-mêmes suite à la vision de votre documentaire ? Quels ont été leurs retours ?

T. B. Ils ont apprécié la neutralité de ce film. Je ne voulais pas mettre en lumière une pratique plus qu'une autre, mais simplement montrer différents profils (conventionnel, bio, femmes, hommes, jeunes, retraités...) et laisser les gens s'exprimer librement, par les mots et les images.

Ils ont aimé cette co-construction : il s'agit finalement d'une création collective.

Et puis, ce film ne prétend pas « montrer la réalité », puisque de toute façon l'objectivité est impossible, mais il présente différents points de vue. La subjectivité y est assumée, contrairement aux simulacres d'« objectivité » des médias. Cette dimension a beaucoup plu aux agriculteur·rice·s, car iels se sentent souvent trahi·e·s par les images qui représentent leur métier. Ici il n'y a pas de jugement, pas de procès envers un type d'agriculture.

La seule dénonciation est adressée aux grosses fortunes de l'agro-alimentaire qui se sont bâties sur le sang et la sueur du monde agricole. Forcément, nous parlons de Lactalis.

Les familles que j'ai rencontrées éprouvaient le besoin d'évoquer la crise traversée par le monde agricole, à cause de ces intermédiaires qui se gavent, et de l'apathie des politiques à ce sujet.

Mais ce film montre aussi, et surtout, beaucoup de positivité : la beauté de ce métier et la poésie du quotidien, qui constituent les fondements de cette profession. Ce baume au cœur a été grandement apprécié, il me semble. Car, même si « tout n'est pas rose » (comme le dit Joël à un moment du film), j'ai rencontré des gens pleins d'envie, qui croient profondément en leur métier.

Comment définiriez-vous votre approche documentaire ? Quels artistes ou quelles œuvres ont nourri vos réflexions ?

T. B. Il y a une réflexion plasticienne dans ce film. J'ai tenté d'établir des parallèles entre l'agriculture et l'art. Les agriculteur.rice.s « pensent avec les mains » (pour reprendre D. De Rougemont), iels établissent un lien avec le cosmos par une intelligence du geste : il y a là une essence commune avec l'art. J'ai voulu travailler l'image comme ces gens travaillent la terre, en lui conférant un aspect charnel.

Pour ce qui est des références, mon film doit beaucoup à Raymond Depardon, à qui j'ai notamment emprunté les plans fixes « à table ».

La question de la co-construction et la dimension participative, inclusive, je la dois certainement à Jean Rouch (par exemple dans « Chronique d'un été »). Je pense également m'être beaucoup imprégné des œuvres d'Agnès Varda et d'Alain Cavalier, dont j'aime profondément le travail. Je pense notamment à « Les Glaneurs et la Glaneuse », « La pointe courte », « Visages Villages » (mais en réalité tous les films d'Agnès Varda...). Quant à Alain Cavalier, sa série des « 24 Portraits », « La rencontre », le « Filmeur » et « Être vivant et le savoir » m'ont bouleversé à la fois par leur simplicité et leur puissance. Je crois qu'Agnès Varda et Alain Cavalier arrivent à saisir l'essence du « tout » dans le « rien ».

Jusqu’au 17 décembre se tient à la Chambre claire l’exposition Guy Hersant, un photographe en campagne - Saint-Jean-Brevelay. Entre 1982 et 1983, le photographe arpente la campagne morbihannaise, en quête des scènes de vie quotidienne à la campagne. Dans le cadre de ses travaux de chercheurs en sociologie rurale du CNRS (Centre national de recherche scientifique), la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, l’a missionné pour illustrer la commune, afin de témoigner du grand virage de la Bretagne agricole amorcé dans les années 1960. Pensez-vous que, comme l'œuvre de Guy Hersant, votre travail possède une valeur ethnologique ?

T. B. Oui je pense que ce film revêt une dimension ethnologique et ethnographique dans le sens où il y a « observation d'un groupe humain ». Mais à la différence du travail de l'ethnologue, cette observation, cet acte de « documentation », est mutualisé : les « observés » deviennent « observants ». Les familles d'agriculteurs ont elles-mêmes pris les photos de leur quotidien, sans que je sois constamment présent. C'est un regard de l'intérieur, une plongée dans l'« infra-ordinaire », avec une prise de recul autonome, une mise à distance vis-à-vis de la vie de tous les jours. Ce partage des moyens d'observation, de captation, brouille à mon avis les classifications.

Pour ma part, je n'ai pas uniquement cherché à documenter, informer et communiquer, mais aussi à laisser une marge d'interprétation au spectateur, pour que ce film ne puisse pas être totalement épuisé de son sens. C'est une des grandes différences entre l' « art » et la « communication ». Le travail de dessin et d'animation qu'on retrouve dans le film est aussi là pour ça, pour ne pas « tout dire » et ainsi convoquer l'imaginaire du spectateur, le rendre actif.

Depuis la sortie en salle de votre premier film, vous êtes désormais parti à « la découverte de l’homme gauche » : dans un court-métrage en cours de création, vous projetez de raconter la chute puis la convalescence d’un ­jockey, mêlant au récit le texte Bras cassé d’Henri Michaux. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle sera la place de l’image animée dans ce nouveau projet ?

T. B. Ce projet a été entamé il y a un peu plus d'un an, dans le cadre d'une résidence artistique menée en Mayenne, je suis actuellement dans la phase de production aux côtés de Piano Sano Films.

J'ai été opéré de l'épaule droite il y a deux ans. Avant l'opération, un ami m'a dit que j'allais « rencontrer mon Être gauche ». Il faisait allusion au texte d'Henri Michaux, « Bras cassé », que je me suis empressé de lire. Cette œuvre a fait figure de révélation, au point que j'ai souhaité en proposer une adaptation. J'ai décidé de mêler ce texte au monde des courses de chevaux. Cet animal se prête à la réflexion de Michaux de part le lien, l'osmose, qui s'établit entre le jockey et son cheval : deux êtres qui se lient dans un mouvement commun.

L'animation en rotoscopie va me permettre de « rendre visible » (comme le disait Paul Klee). En l'occurrence, ce sont ici des « forces » que je veux rendre visibles, des forces initialement internes et invisibles. Le film sera en grande partie réalisé avec ma main gauche, afin de rendre perceptible la rencontre avec mon « Être gauche, celui qui toujours vécu en repli ».

Titre de l'encadré
Projection du documentaire Depuis les champs en ligne
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Depuis les champs, un documentaire de Thomas Baudre 

En raison des nouvelles mesures de confinement, la projection du documentaire Depuis les champs vous est proposée en ligne. Vous pourrez voir le film jeudi soir à 18h sur L'aire d'u, le webmédia de l'Université Rennes 2.

L'échange prévu avec le réalisateur Thomas Baudre et le chercheur Yvon Le Caro sera maintenu sur Zoom à partir de 19h.

Le film sera ensuite accessible gratuitement en replay sur L'aire d'u jusqu'au 12 novembre.

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